hicham-berhil
la Thèbes de Jean Anouilh
Le 09/03/2011
Le sens de la pièce
Le 22/02/2012
Une douceur inquiétante et trouble. Mais Antigone n’est-elle pas tout entière sous le signe de l’ambiguïté ? Qu’on se rappelle la définition de la tragédie, «propre, reposante et sûre ». Tout au long de sa pièce, Anouilh s’est plu à jouer avec les mots et avec l’idée même de vérité. Qui a raison dans cette œuvre ?
Dès qu’elle fut jouée en février 1944, on s’est interrogé sur la signification qu’elle pouvait avoir à sa date, la dernière année de l’Occupation. Les uns y ont vu une apologie du gouvernement de Vichy et se sont ingéniés à rechercher des allusions (« il faut pourtant qu’il y en ait qui mènent la barque »). Même la phrase : « Les officiers sont déjà en train de se construire un petit radeau confortable, rien que pour eux, avec toute la provision d’eau douce pour tirer au moins leurs os de là », était selon certains une référence à l’épisode du «Massilia», le bateau sur lequel en 1940 des parlementaires avaient essayé de quitter la France. Créon devenait ainsi le porte-parole des «pétainistes». Pour les autres, au contraire, la pièce exaltait l’opposition à un pouvoir tyrannique en même temps que le devoir de désobéissance, et faisait l’éloge des «résistants» dont Antigone devenait le porte-drapeau. Interprétations tout aussi vaines l’une que l’autre et Anouilh a eu raison de s’en moquer. La dialectique du oui et du non dans sa pièce n’est pas engagée sur un terrain politique, et encore moins à propos de circonstances précises, mais sur un terrain philosophique et moral.
Le conflit qui oppose Créon à Antigone est universel et définit deux comportements de l’homme devant l’existence : ou bien, comme Créon, il accepte la vie telle qu’elle est, parfois médiocre, certes, mais sachant qu’il n’y a rien d’autre à faire, c’est la morale du oui ; ou bien, comme Antigone, il refuse la mesquine réalité et les compromissions au nom d’un rêve d’idéal et d’absolu, c’est la morale du non.
Quelle attitude Anouilh nous invite-t-il à choisir ? Entière liberté est laissée au spectateur. Antigone n’est pas une pièce à thèse, et c’est intentionnellement que l’auteur ne prend pas parti. L’on sait combien il s’est élevé contre ceux qui lui demandaient ce qu’il avait voulu dire dans Antigone. La pièce donne toutefois lieu à certaines interprétations, comme toute création artistique et littéraire. Il est intéressant de remarquer, par exemple, que les deux personnages, Antigone et Créon, adoptent à la fin de la pièce la même position de l’autre, et inversent leur oui et leur non : Antigone, au moment de mourir, donne raison à son oncle : « Et Créon avait raison. (…) Je le comprends seulement maintenant combien c’était simple de vivre… »(P.115). Elle a perdu toutes les illusions, elle est assaillie par le doute. Quant à Créon, même s’il apparaît sûr de lui dans sa morale d’acceptation de la vie, il prononce un « oui » bien peu enthousiaste. C’est d’un ton triste et parfois désespéré qu’il défend la cause du bonheur (« Un pauvre mot, hein ? »), et il finit par partager la répugnance d’Antigone devant la maturité et l’âge adulte : «Il faudrait ne jamais devenir grand », dit-il au petit page. Est-ce à dire que la querelle d’Antigone et de Créon est, à certains égards, un conflit de générations ? Intolérance de la jeunesse avide d’absolu contre la tolérance de l’âge mûr qui, pour avoir vécu, se plie à la nécessité de la vie ? Quoi qu’il en soit, ni Antigone ni Créon n’ont le dernier mot, ni l’un ni l’autre n’est porteur d’un message exclusif et définitif : Antigone est morte, Créon attend la mort. Le choix de Créon est aussi incertain que celui d’Antigone et la mort est finalement la seule issue : « Oui, nous sommes tous touchés à mort » (P.106), dit Créon à la fin de la pièce. Le pessimisme d’Anouilh semble à son comble.
Aujourd’hui, il nous est permis de replacer la pièce d’Antigone dans l’itinéraire de l’écrivain. A la lumière des œuvres postérieures à 1944, nous pouvons y déceler, à l’état d’ébauche, une nouvelle orientation dans la pensée du dramaturge : une certaine méfiance à l’égard de l’héroïsme et une forme d’acceptation, désabusée sans doute, de la vie.
Remarquons qu’Anouilh a mis en scène un Créon humain, dont le principal souci est de sauver Antigone. Le dénouement de la pièce est problématique, certes, mais l’on peut se demander si, en définitive, Créon n’appelle pas d’avantage la sympathie qu’Antigone murée dans sa révolte et son entêtement de petite fille. Anouilh semble bien dénoncer l’héroïsme et l’intransigeance comme de véritables dangers générateurs de sacrifices sanglants. Peut-être vaut-il mieux se laisser aller comme Créon à une sagesse modérée faite d’acceptation, de courage et de lucidité. Une morale de la vie en somme, avec ses difficultés, ses contingences, ses compromissions, qu’il est certainement difficile d’assumer. «Pour dire oui, il faut suer et retrousser ses manches, empoigner la vie à pleines mains et s’en mettre jusqu’aux coudes. C’est facile de dire non, même si on doit mourir. » (P.83), telles sont les paroles de Créon. Dans Roméo et Jeannette (1947), on entend les mêmes propos : « Mourir, ce n’est rien, commence donc par vivre. C’est moins drôle et c’est plus long. »
La vie l’emporte, Créon l’a acceptée au nom d’une nécessité biologique ; l’on ne peut la refuser, ce serait contraire à la nature : « Tu imagines un monde où les arbres aussi auraient dit non contre la sève, où les bêtes auraient dit non contre l’instinct de la chasse ou de l’amour ? Les bêtes, elles sont bonnes et simples et dures. Elles vont, se poussant les unes après les autres, courageusement, sur le même chemin. Et si elles tombent, les autres passent et il peut s’en perdre autant que l’on veut, et il en restera toujours une de chaque espèce prête à refaire des petits et à reprendre le même chemin avec le même courage, toute pareille à celles qui sont passées avant ». (P.83) Une vision de l’existence que l’on peut rapprocher de celle de Camus : « L’homme absurde dit oui et son effort n’aura plus de cesse », écrit-il dans le Mythe de Sisyphe. Et enfin : « Il faut imaginer Sisyphe heureux ». Tel est aussi l’honneur de l’homme pour Anouilh : vivre sans espoir et continuer sa tâche tout en la sachant absurde. La vie réserve tout de même quelques petits moments de bonheur, « un livre qu’on aime, (…) un enfant qui joue à vos pieds, un outil qu’on tient bien dans sa main, un banc pour se reposer le soir devant sa maison (…), la vie ce n’est peut-être tout de même que le bonheur » (P.92). Le personnage de Créon qui est une pure création d’Anouilh, détient peut-être la clé de la pièce.
(Etienne Frois, Antigone- Profil d’une œuvre, Hatier)
Trois jugements critiques sur la pièce: 1- les anachronismes
Le 13/03/2011
« Les procédés dont use Jean Anouilh – cet artifice du vêtement et du langage, ainsi que l’anachronisme permanent dont sa tragédie moderne est entachée – n’ajoutent rien au pathétique de l’histoire d’Antigone. D’ailleurs, tout cela a fait son temps, et il y a belle lurette que les snobs ne s’amusent plus de voir représenter Shakespeare en smoking. Si encore l’adaptation de la tragédie de Sophocle aux mœurs et coutumes de notre temps était complète, nous pourrions l’accepter. Mais qu’est ce que ce roi Créon, en habit noir et cravate blanche, qui condamne à mort une Antigone en robe du soir, parce qu’elle a recouvert, à l’aide d’une petite pelle, le cadavre de son frère, un affreux fêtard qui passait le meilleur de ses nuits dans des lieux de plaisir ? Je m’en voudrais de chicaner plus longtemps l’auteur à propos de ces vétilles – ficelles un peu grosses dont il usa, je crois, afin d’attirer les gogos – parce que l’intérêt est ailleurs. »
(Jean Didier, A la rencontre de Jean Anouilh ,1946)
2- la désacralisation du mythe antique
Le 13/03/2011
Une critique regrette la désacralisation de l’œuvre : « Cette désacralisation de la pièce ôte à Antigone sa stature, sa vraie grandeur. L’héroïne de Sophocle avait derrière elle les dieux et les morts, elle se dressait sûre de son droit, des valeurs qu’elle incarnait. Celle d’Anouilh ne représente rien qu’elle-même, une adolescente pure et exigeante, avide d’absolu, mais d’un absolu sans contenu, qui ne sait dire que non. Elle prend place dans la galerie des jeunes filles, telles qu’Anouilh s’est plu à les peindre, qui refusent la vie et le bonheur quand ils ne répondent pas à leur rêve d’enfant. L’auteur a même ici forcé la note : était-il nécessaire, pour grandir le courage de l’héroïne, de tant insister sur la petite fille qu’elle était encore, une petite fille sentimentale et gâtée, avec sa nounou, son chien préféré, sa pelle d’enfant et son refus d’entendre parler raison ? Il faut décidément que le mythe soit bien fort pour que le public de 1944 ait passé par-dessus ces enfantillages et reconnu, dans une Antigone ainsi défigurée, la première résistance de l’histoire. »
(Mme S. Fraisse)
le mythe antique au début du XXème siècle
Le 09/03/2012
L’inspiration mythologique, que l’on voit à l’œuvre dans Antigone, est une donnée fondamentale du théâtre français de la première moitié du XXème siècle, de l’entre-deux-guerres. Ce recours au mythe, ou à la légende, est le plus souvent un retour à l’antique. Il semble avoir été introduit par Cocteau, dont Orphée, qui paraît en 1927, ouvre la voie à une succession de pièces qui feront renaître des figures mythiques telles que, en particulier, Œdipe, Electre, Thésée ou Médée.
Animés par la volonté de faire réfléchir le public sur la folie des hommes et l’absurdité des guerres, et par le souci de dire les choses autrement, avec force mais avec distance, les dramaturges de cette période ont trouvé dans les mythes et les légendes un très riche fonds à exploiter.
Dans l’atmosphère d’inquiétude des années trente, où le monde apparaît de plus en plus plongé dans l’absurdité et dans la détresse, le mythe, désacralisé et réactualisé, véhicule des interrogations brûlantes. Il est à lire comme une parabole historique ; le héros antique, prisonnier de son destin, faisant tristement écho à l’individu du XXème siècle, menacé par la guerre et la montée des périls : c’est la même escalade qui conduit à la guerre de Troie et à la deuxième Guerre mondiale, tout comme l’insoumission de la fière « petite » Antigone est à rapprocher de celle qui est au cœur du combat de la Résistance.
Il faut faire ainsi réfléchir les hommes sur l’Histoire – une Histoire qui est alors, comme le disait Joyce, un « long cauchemar dont j’essaie de me réveiller ».
Tel est le rôle de la reprise du mythe, qui exprime le mal du siècle et met en scène, à travers la fable, la double affirmation de l’humanisme et du destin.
Quelques pièces où il est question de mythes :
1927 : Cocteau, Orphée
1928 : Cocteau, Antigone
1929 : Giraudoux, Amphitryon 38
1932 : Gide, Œdipe
1934 : Cocteau, La Machine infernale
1935 : Giraudoux, La guerre de Troie n’aura pas lieu
1937 : Giraudoux, Electre
Cocteau, Œdipe roi
1943 : Sartre, Les Mouches
1944 : Anouilh, Antigone
1946 : Gide, Thésée
Anouilh, Médée