La Boîte à merveilles :
De la vérité au rêve ou la naissance de l’écrivain.
La Boîte à merveilles est une œuvre à mi-chemin entre le rêve et la réalité, deux mondes contrastés mais souvent contigus. Le narrateur les explore au gré de sa fantaisie, oscille entre le récit de son enfance, les scènes quotidiennes qui l’ont marquée et le rêve. Plus encore, le rêve étouffe parfois la dimension réaliste de l’œuvre et la veine autobiographique se réduit à un simple déclic qui excite la fantaisie de l’enfant. Face à la fadeur de la vie, à la marginalisation ; bref, à la difficulté de s’intégrer dans une société où il se sent étranger, Sidi Mohammed se refuge dans le rêve comme un monde de substitution. Un monde sans contraintes où il peut endosser tous les rôles, un monde qui favorise la quête du beau et du plaisir et qui s’oppose diamétralement au quotidien, univers borné et carcéral. De ce fait, le rêve n’est plus une simple tendance qui caractérise la personne de Sidi Mohammed, mais une composante générique qui dispute l’œuvre à l’autobiographique. Le rejet de la réalité insipide, incarnée par la société, et le primat de la rêverie trahit ce triomphe de la fiction et du romanesque (relatif au genre). On peut donc tout au plus dire que La Boîte à merveilles trace le parcours du moi écrivain et non pas du moi social. Un homme en « conflit » avec la société, un homme qui traque la beauté sous toutes ses manifestations, qui se laisse emporter aisément par le rêve… ne sont-ce pas les manières d’un écrivain ? L’œuvre se veut ainsi le récit de l’enfance d’un romancier en herbe, elle relate la genèse d’une vocation et les conjonctures qui ont été à son origine.
I. La Boîte à merveilles, une autobiographie pervertie.
La Boîte à merveilles est une autobiographie pervertie. Le narrateur raconte son enfance, certes, mais ce récit est entrecoupé par des escapades fréquentes dans l’imaginaire. L’autobiographique n’est plus authentique et pur, il se définit désormais comme un catalyseur ou une transition vers la fantaisie et la création. Le narrateur évoque son enfance mais en vue de justifier sa propension au rêve, de définir la provenance de cet amour de la fiction.
La page inaugurale du roman est déroutante. Le lecteur comprend de prime abord que le narrateur adulte va faire le récit pur de son enfance, d’autant plus que l’on assiste à une espèce de « pacte autobiographique » qui est en train de s’établir. Dire : « ma solitude ne date pas d’hier » implique la volonté de révéler un secret lointain mais surtout l’attente du lecteur qui s’impatiente de savoir l’origine cette solitude. Or, on oublie souvent que c’est la solitude qui est au centre du jeu et non pas le narrateur. La solitude, ce thème éminemment romanesque (on y écrit un roman et on l’y lit) qui fait de l’écriture son héroïne. Le narrateur ne raconte pas son enfance, tout court ; il le fait pour expliciter les facteurs qui l’ont engagé dans la voie de l’écriture. Ainsi, l’autobiographique se trouve relégué au second degré ; on n’en conserve que des scènes influentes et fortes qui ont engendré cette volonté de « partir » chez le petit enfant. Le lecteur pénètre donc dès le début dans l’univers du romanesque où la fantaisie a son mot à dire.
La thématique de l’isolement est fortement présente dans le roman. Le narrateur se présente tout le temps comme un solitaire endurci, voire comme « un paria » incompris. Sidi Mohammed tente tant bien que mal d’incorporer le monde des enfants(p.7), mais ses tentatives finissent souvent dans l’échec(p.60), l’écart est infranchissable : «j’ébauchai de timides amitiés avec les bambins de l’école coranique, mais leur durée fut brève. Nous habitions des univers différents ». Le petit enfant devance les enfants de son âge, la platitude du monde réel ne le séduit pas, c’est l’invisible qui commence à le charmer. Zineb, sa voisine, est également sujet à son mépris. Il ne cesse de revenir sur sa bêtise, sur la sécheresse de ses phrases dénuées de poésie, ce qui ne va pas sans nous rappeler la scène du chat (pp : 70/71).
Si le monde des enfants est jugé plat et inférieur, celui des adultes, quant à lui, est « étanche ». Ils n’épargnent pas le narrateur : ses propos sont toujours incompris et il est souvent réduit au silence(p.156). Pire encore, son sort est scellé d’avance. A chaque fois que sa présence et ses questions embêtent sa mère, elle le renvoie à la terrasse. Une sorte d’exil où le narrateur donne libre court à sa fantaisie : « je monte sur la terrasse. Seul dans ce vaste univers… » (p149). C’est dans cette étendue sans limites que le narrateur va fonder un monde nouveau qui supplantera la réalité, il le meublera à sa guise et suivant ses plaisirs.
Ainsi, on peut dire que La Boîte à merveilles est une autobiographie dénaturée. Le narrateur raconte quelques scènes de son enfance pour mettre l’accent sur sa solitude. Ce sentiment, constante de tout écrivain, est le germe de la quête, ce sont les prémices d’une renaissance dans un monde autre. Sidi Mohammed ne raconte pas sa vie dans la société, mais ses rapports « corrompus » et convulsifs avec cette société. Il raconte le malaise d’un moi tourmenté en mal d’intégration. Du coup, le rêve demeure le seul havre de paix, un exutoire qui favorise l’épanouissement d’un moi jusqu’à lors atrophié.
II. Le rêve, un monde de substitution.
Seul l’imaginaire peut arracher le narrateur à la solitude. Sa boîte à merveilles, objet étonnamment simple, est un monde à côté. Le petit enfant s’y introduit subrepticement à chaque fois qu’il butte contre l’amertume de la réalité. Néanmoins, il n’est pas offert à tout le monde de pénétrer cet univers. Il faut d’abord être poète, entendre avec une troisième oreille et voir avec un troisième œil ; bref, il faut savoir inspirer les choses. Certes, les objets de la boîte à merveilles aident le narrateur à « s’évader de ce monde de contrainte(…) et à se réfugier dans un royaume où tout est harmonie, chants et musique » (p71), mais cette échappée sur le rêve est tributaire d’une opération préalable, à savoir : soumettre les objets à une espèce de transmutation. Il n’est pas poète qui veut. Pour accéder au monde du rêve, pour goûter aux délices de la fantaisie, il faut être alchimiste et savoir « transformer le cuivre, cette vile matière, en or pur »p96. C’est ainsi que procède Sidi Mohammed ; la boîte se métamorphose et un monde nouveau commence à se mettre en place. Un univers créé de toute pièce grâce à l’effet féérique de l’imagination. Un art dont le petit enfant est fier. Pourtant, il lui arrive souvent de perdre cette capacité d’animer les choses et la boîte demeure un objet inerte. De ce fait, la boîte à merveilles est une issue, entre autres, sur la fiction.
Outre la boîte à merveilles qui déclenche régulièrement les dérives du narrateur, le rêve et la rêverie aussi, au sens littéral, font irruption dans son monde par intermittence. Cette tendance permet au petit enfant de se débarrasser du corsage des contraintes sociales, c’est un lieu de plaisance où le « je » s’épanouit à sa guise :
« Je m’étais tracé un vague programme : jusqu’au déjeuner, j’apprenais avec ferveur les versets tracés sur ma planchette, l’après-midi, je m’accordais deux bonnes heures de rêve, tout en faisant semblant de scander les paroles sacrées. A cette récréation, je devais tout mon entrain. Mon esprit s’échappait des étroites limites de l’école et s’en allait explorer un autre univers, là il ne subissait aucune contrainte » (p154).
Dans le monde de la rêverie, le narrateur est ce qu’il veut et non pas ce qui plaît aux autres. Si la boîte à merveilles recèle des princes et des héros illustres que le petit fréquente tout en restant ce qu’il est, la rêverie, elle, c’est la mutation totale du personnage lui-même :
«Je laissai ma mère vaquait à ses multiples besognes avant de se préparer pour sortir et je montai sur la terrasse où personne ne pouvait me voir éparpiller aux quatre vents l’excès de joie dont je me sentais déborder. Je courais, je chantais, je frappais violemment les murs avec une baguette trouvée là par le plus heureux des hasards. La baguette devenait un sabre. Je la maniais avec adresse. Je pourfendais des ennemis invisibles, je coupais la tête aux pachas, aux prévôts des marchands et à leurs sbires. La baguette devenait cheval et je paradais, tortillant du derrière, lançant des ruades. J’étais le cavalier courageux, vêtu d’une djellaba immaculée et d’un gilet à soutaches. Ma sacoche brodée me tirait l’épaule tant ma provision de cartouches pesait lourd. » (p104).
Ce passage nous plonge de plein pied dans l’univers Don Quichottesque. Le petit enfant, tout comme le chevalier à la triste figure, imagine son monde, devient chevalier et livre bataille à des ennemis fictifs qui n’existent que dans sa cervelle. Ainsi, ces escapades dans le rêve incarnent l’art et la création. Leur effet est double : elles épargnent au narrateur le grotesque de son quotidien, mais surtout, elles donnent à l’œuvre des allures poétiques où le beau l’emporte sur la réalité, où le mot l’emporte sur le sens.
III. De dire à comment dire ou le triomphe de l’esthétique
Le passage de la réalité au rêve révèle au narrateur d’autres horizons. Il fuit la vulgarité du quotidien, crée un monde de repos, mais en parallèle il découvre le culte du beau. Il commence à délecter le mot, à interroger le langage, à adopter la poétique de l’écart qui est à la base de toute esthétique (p.60).
Dans La Boîte à merveilles, le plaisir du petit enfant n’émane pas uniquement du rêve ; il procède également du langage lui-même. Le narrateur ne cesse de réfléchir sur les mots, leur beauté et les rapports qu’ils peuvent entretenir. Il méprise Zineb parce que ses phrases sont dénuées de poéticité : « une fille aussi bête que Zineb ne peut rien trouver d’amusant dans sa pauvre cervelle » (p71). Le mot pour Sidi Mohammed est une entité riche et mystérieuse qu’il faut sonder. Dans une conversation entre sa mère et Lalla Aïcha, l’enfant est interpellé par une comparaison : « Lalla Aïcha avait eu du mal à dormir au début de la nuit, mais elle s’était vite aperçue que cela provenait seulement de la dureté du matelas. Elle changea de lit, dormit comme une pierre._ Est-ce que les pierres dorment ? Demandais-je d’un air faussement innocent. » (p223). Le petit est fasciné par cette personnification qui a brisé le cours monocorde de la conversation. Il se rend compte que la beauté réside dans l’écart poétique qui se veut une transgression des relations plates que les mots communiquent dans le quotidien. Ainsi, comme il a pu égayer la réalité par le biais du rêve, il saura de même embellir le langage en le rendant imagé. Sa première tentative eut lieu le jour où son père propose à sa mère de l’accompagner aux enchères des bijoux pour lui acheter deux bracelets. C’est là que le petit enfant prononce sa fameuse comparaison, innocente et naïve : « les bijoux, c’est beau comme les fleurs ». Cette comparaison a suscité le rire des parents mais surtout l’indignation du petit : « mon père et ma mère éclatèrent de rire. Je trouvais leur réaction déplacée. Un doute se glissa en moi sur la qualité de leur intelligence » (p156).
Le narrateur sombre dans l’univers du signifiant où la poésie compte pour beaucoup. Dans plusieurs scènes où il assiste à des conversations entre les adultes, seuls le rythme et les sonorités chatouillent son oreille ; le sens est mis en quarantaine. L’histoire de Moulay Larbi avec la fille du barbier, racontée successivement par Salama et Zhor, n’intéresse en rien le petit :
« Ce qu’elles disaient glissait sans laisser de trace dans mon esprit. Je ne comprenais pas le sens de tous les mots. Il m’importait peu de comprendre. J’étais attentif à la seule musique des syllabes. J’écoutais si intensément que j’oubliais le verre de thé que je tenais à la main. Mes doigts se relâchèrent. Le thé se répandit brusquement sur mes genoux. L’ivresse verbale prit fin brusquement » (p238/239).
Seule la fonction poétique du langage importe. Le narrateur se grise par les mots. Cet écrivain en miniature, qui a fraîchement découvert la beauté du signe, éprouve une espèce de dépaysement à chaque fois que la langue se défait de sa fonction traditionnelle, qu’est la communication, pour devenir une simple acrobatie divertissante. Il rapporte en intégralité le poème en prose que le barbier a fait de « la rue » (p136/137) tout en qualifiant ce dernier de poète.
Ces réflexions sur le langage et la poésie dans La Boîte à merveilles vont de pair avec des considérations sur la littérature et sa réception. Ainsi assiste-t-on à cette interpénétration des genres qui est le propre du roman contemporain où la part de la critique et de l’interrogation est importante. La figure du conteur est fortement présente dans l’œuvre ; mais ce qui retient notre attention ce sont les commentaires des auditeurs qui ne vont pas sans nous rappeler l’attitude du lectorat. Rahma, en racontant l’histoire de Si Othmane et de son jeune épouse eut une réception favorable : « tout le monde fit des compliments à Rahma sur sa façon de peindre les événements les plus insignifiants. Ces propos avaient « du sel ». Le récit de Rahma m’obséda toute la soirée, la nuit, j’y rêvai encore » (p120). De même, le coiffeur qui a entrepris un poème sur « la rue » reçoit les compliments de sa clientèle (p137). Mais le passage le plus éloquent à cet égard reste le commentaire du père sur les histoires d’Abdallah l’épicier, car il renvoie, par extension, aux différentes lectures que subit une œuvre littéraire :
« Les histoires d’Abdallah subissent le sort de toutes les histoires que se transmet l’humanité à travers les âges. Ceux-ci en rient, ceux-là en pleurent ; ceux-ci sont sensibles à leur forme extérieure, ceux-là savent en interpréter les signes.» (p74).
Le narrateur, quant à lui, fait partie de ces « lecteurs », mais sa manière est un peu différente. Aux antipodes des autres, Sidi Mohammed est un romancier qui en passe de définir sa poétique. Il ne se borne pas à l’écoute, il butine par ci par là pour créer quelque chose d’originale, car l’imitation est un stade incontournable pour tout écrivain. Au début, à l’image des auditeurs, Sidi Mohammed ne faisait qu’apprécier ou déprécier les récits écoutés. Or, maintenant il en est à émettre des jugements fondés. Il parle en critique sur la façon dont Lalla Aïcha raconte ses malheurs à sa mère, en critique assez au fait de la matière :
« Lalla Aïcha s’affala au milieu des coussins, soupira de satisfaction et commença son récit. Ce n’était pas à vrai dire un récit, mais une série d’événements accolés les uns aux autres. Parfois, les faits devenaient si compliqués que Lalla Aïcha elle-même ne savait plus où elle en était.»(p147).
La clausule du roman peut être considérée comme le couronnement ou l’aboutissement d’un long parcours initiatique. De lecteur en critique, à présent, le narrateur est un écrivain accompli. Il est en mesure de produire un récit suivant la poétique qu’il s’est forgé en écoutant, en s’appropriant et en rectifiant les manières de raconter des autres :
« Installé sur les genoux de mon père, je lui racontais les événements qui avaient meublé notre vie pendant son absence. Je les racontais à ma façon, sans ordre, sans cette obéissance aveugle à la stricte vérité des faits qui rend les récits des grandes personnes dépourvus de saveur et de poésie. Je sautais d’une scène à une autre, je déformais les détails, j’en inventais au besoin. » (p247).
C’est d’ailleurs la poétique mise en œuvre dans La Boîte à merveilles. La vérité, qui renvoie à l’autobiographique, est largement entamée, agrémentée par la fantaisie. Le narrateur ajoute et retranche à sa guise, non pas pour restituer les faits comme ils sont, mais pour accéder à son souverain bien qu’est la poésie et la beauté du langage. Son art poétique consiste donc à manier et remanier les mots, à produire un récit qui berce le lecteur, qui le grise. Ce qui n’est pas le cas dans La Boîte à merveilles, malheureusement !!!
Dans La Boîte à merveilles, les songes et le mensonge l’emportent sur la vérité. Ce qui importe c’est la poésie, au sens étymologique, avant toute chose. Au fil de l’œuvre l’autobiographique se dégrade ; si autobiographie il y a, car déjà la fameuse identité de l’auteur, du narrateur et du personnage est boiteuse. Les quelques scènes de l’enfance du narrateur sont aux prises avec les vagues déferlantes de la fiction qui les engloutissent petit à petit. De ce fait, l’œuvre consacre le triomphe de la fantaisie. Les fragments de l’enfance, cet« album », n’est autre que les signes annonciateurs d’une vocation, c’étaient les germes de cette tendance à l’écriture, car c’est toujours la solitude, la solitude du poète, qui se manifeste en filigrane à travers ces scènes. Le petit enfant peine pour se faire une place dans sa société, mais ses efforts buttent souvent contre l’indifférence des autres : « c’étais, je crois, cette impossibilité de faire part aux autres de mes découvertes qui avait fait naître en moi une douloureuse mélancolie. Je pardonnais aux grandes personnes de me gronder, au besoin de me frapper pour une futilité, mais je leur en voulais à mort de ne pas essayer de me comprendre. » (p158). Le rêve demeure la seule échappatoire qui puisse délivrer le narrateur. Il doit imaginer un monde féérique pour pallier la médiocrité de la réalité, le sculpter et le façonner grâce au pouvoir du verbe. Ainsi le narrateur devient-il un démiurge qui, au lieu de dire la réalité, fait concurrence à cette réalité. Il se lance dans une quête effrénée à la recherche, non pas de la vérité, mais du beau. La Boîte à merveilles est un roman qui pense la naissance et le parcours de tout écrivain.